Aedicula 2019

« Aedicula »

Le Furlo est un hameau d’Italie centrale dans une réserve naturelle. Mussolini a séjourné à une soixantaine de reprises à l’auberge du village ; la salle-à-manger et la chambre qu’il occupait ont été conservées. Sur une falaise proche, demeurent les vestiges de son profil sculpté de 180 mètres partiellement dynamité après la guerre. 

Le Furlo aurait pu devenir le symbole d’une lutte ou de maux dont ont souffert le village, l’Italie et l’Europe, le symbole d’une résistance toujours nécessaire, plus que jamais.  Or, vu de l’extérieur, le village concrétise l’oubli des luttes et sacrifices, des heures sombres, ou l’impossibilité d’y réfléchir sereinement faute de consensus politique.   

 

« Aedicula » est un terme anglais d’origine latine qui désigne une petite chapelle, une alcôve dédiée au culte ou à une commémoration, accueillant une statue ou des reliques. En Italie, une edicolaest un petit kiosque à journaux posé sur les trottoirs des villes. En filigrane, l’installation Aediculacomporte donc une double référence au sacré, au cultuel et au populaire.

Composée de présentoirs à journaux traditionnels, mis dos-à-dos, s’élevant vers la voûte, l’installation forme une colonne polyédrique de plusieurs mètres. Claudia Passeri recrée ainsi symboliquement l’un de ces kiosques disparus ou désaffectés.

Les images prises au Furlo sont imprimées en noir et blanc sur la première et la dernière page de ce qui s’apparente à des journaux vidés de leur texte. Il est donc impossible de voir l’ensemble des photographies et d’en comprendre rapidement le propos, comme une information qui nous échappe ou une réalité dont nous ne pouvons jamais cerner tous les contours.

Le format et la maquette de chaque journal sont inspirés de l’Unità, quotidien italien créé en 1924 par Antonio Gramsci, figure de l’intellectuel de gauche par excellence.

Les espaces vides évoquent la perte de sens d’une information ultramassive, diluée, segmentée, orientée, récupérée et, à force, devenue incompréhensible pour beaucoup.

 

La forme et la taille de la pièce, la multiplicité de perspectives et de prises de vue imposent un effort personnel de reconstitution et d’imagination du récit. Rien n’est frontal dans cette choralité parfois énigmatique. Il faut en faire le tour, revenir, décrypter les formes, relativiser pour enfin tisser patiemment des correspondances et tenter, en vain, d’appréhender l’ensemble. Au bout du compte, il n’y aura aucune certitude, Claudia Passeri refusant de limiter l’imaginaire et livrer un récit de conclusions.

Par touches invisibles,Aediculaévoque une ambiguïté, celle de la sacralisation d’une information (factuelle ou délibérément trompeuse) présentée comme vraie mais forcément parcellaire, la construction d’un argument (la colonne comme élément architectural de soutien ou d’ornement), la manipulation, l’insaisissabilité, la confusion des registres de narration, la simplification, le déferlement de faits et de discours, l’obsession parfois déraisonnée du détail.

Que disent ces images du village, d’une région isolée, de la nature foisonnante ? Que disent-elles du populisme, de l’aspiration à l’autoritarisme et de la nostalgie, des enseignements de l’histoire, de la vie en société, d’une Europe en proie aux divisions discriminantes et aux extrémismes ? En confrontant photos fragmentaires et récits sans paroles, Claudia Passeri questionne notre difficulté à nous placer dans une historicité progressiste.

A l’aide des éléments formels et conceptuels de son installation, elle nous pose aussi d’autres questions. Face à des photos sans titre ni légende qui reflètent une réalité nuancée, quel discours associer à des images présentées comme vraies ? Quel sens donner à ce non-dit délibéré ? N’a-t-on pas besoin d’un minimum d’informations pour interpréter fidèlement la réalité rapportée ? Peut-on se limiter aux images pour se faire une opinion, sans sérieux approfondissement ? A-t-on encore réellement conscience de cet effort critique, de cette réflexion nécessaire quand le contexte nous est plus ou moins éloigné ? Comment distinguer dans des images silencieuses (ou sans discours audible), l’anecdotique du représentatif ou de l’universel ? Comment discerner les biais induits par l’abstraction des formes et l’effacement des couleurs ?


Benoit Delzelle

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